LI NOUVIAUS TENS


Li nouviaus tens que je voi repairier
M'eust douné voloir de cançon faire,
Mais jou voi si tout le mont enpirier
Qu'a chascun doit anuier et desplaire;
Car courtois cuer joli et deboinaire
Ne veut nus ber a li servir huchier,
Par les mauvais ki des bons n'ont mestier;
Car a son per chascun oisiaus s'aaire.
La saison nouvelle que je vois revenir
m'eût donné le coeur de faire une chanson,
mais je vois le monde devenir si mauvais
que chacun doit éprouver peine et dégoût,
car les coeurs courtois gracieux et nobles
ne sont appelé au service d'aucun seigneur:
les méchants n'ont pas besoin de gens de bien,
puisqu'á son pareil tout oiseau s'assemble .
Nus n'est sages, se il ne set plaidier
Ou s'il ne set barons le lor fortraire.
Celui tienent li fol bon conseillier
Qui son segneur dist ce qui li puet plaire
Las! au besoing nes priseroit on gaire.
Mais preudome ne doit nus blastengier.
Non fais je, voir! ja mot soner n'en quier,
Ne de mauvais ne puet nus bien retraire.
Qui est sage? Celui qui sait argumenter
et ravir leurs biens aux gens de valeur.
Les insensés prennent pour un bon conseiller
celui qui parle á son seigneur de manière à lui plaire
Hélàs! à l'usage, on ne les estimait guère.
Sans doute, ne doit-on pas calomnier
je suis d'accord en vérité, et n'en dirai rien:
mais quel bien rapporter au sujet des gens.
Une merveille oï dire l'autrier
Dont tuit li preu doivent crier et braire,
Que no jöene baron font espiier
les chevaliers mainz coustans, maiz qu'il paire:
Teus les vuelent a lor service atraire.
Maiz ce lor font li malvaiz fauconnier
Qui si durs ges lor metent au loirrier
Qu'il lor en font ongles es piés retraire.
Jai appris tantôt une nouvelle extraordinaire
qui devrait faire crier et hurler les gens de bien:
nos jeunes seigneurs font guetter
les chevaliers les moins coûteux pourvu qu'ils leur ressemblent:
ainsi sont ceux qu'ils veulent prendre à leur service.
On reconnait ici l'oeuvre des mauvais fauconniers:
lorsqu'ils les dressent au leurre, ils leur mettent
qu'ils leur font rentrer les ongles dans les pieds.
Il n'i a roi ne prince si gruier,
S'il veut parler d'aucun bien grant afaire
Ançoiz n'en croie un vilain pautonier,
Por tant qu'il ait tresor en son aumaire,
Que le meillor qu'il soit trusqu'a Cesaire,
Tant la sache preu et bon chevalier.
Mais en la fin s'en set Deus bien vengier:
Encor parut l'autre foiz au Cahaire.
Les rois et les princes les plus avisés,
lorsqu'ils venlent parler de quelque grand projet,
préfèrent croire un personnage de bas étage,
pourvu qu'il ait quelque trésor dans son coffre
plutôt que le meilleur conseiller qui soit jusqu'à Césarée,
même si l'on connait sa valeur et ses qualités.
Mais à la fin, Dieu sait bien punir la faute:
on l'a vu l'autre fois au Caire.
Princes avers ne se puet avancier,
Car bien doners toute valor esclaire.
Ne lor valt rienz samblanz de tornoier,
S'il n'a en eus de largece essamplaire.
Mais qant amors en loial cuer repaire,
Tel l'atire qu'il n'i a qu'enseignier.
Por ce la fait bon servir sanz trichier,
Car on puet de toz biens a chief traire.
Prince avare ne parviendra à rien,
car l'art de bien donner décuple toute valeur.
Inutile de se montrer dans les tournois,
si l'on a pas en soi le modèle de toute largesse.
Mais quand amour habite un coeur loyal,
ce qui l'attire est un objet sans reproche:
il faut donc servir amour sans tricherie,
car par lui on accède aux biens les plus élevés.
Quens de Flandres, por qu'il vos doive plaire,
Mon serventois vueill a vous envoier,
Maiz n'en tenez nul mot en reprovier,
Car vos feriez a vostre honor contraire.
Comte de Flandre, afin de vous être agréable,
je vous adresse mon serventois:
n'en prenez en mal aucun mot,
car vous feriez injure à votre honneur.

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